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Le cinéma au jour le jour
Cine Die - décembre 2012

A propos de la 31e édition des “Giornate del Cinema Muto“

Article mis en ligne le 9 décembre 2012

par Raymond SCHOLER

Le directeur artistique du festival de Pordenone, David Robinson, n’accuse guère ses 82 ans, bien au contraire. Le programme passionnant qu’il propose ne se contente pas d’ouvrir des lucarnes sur des chapitres peu connus de l’Histoire du Cinéma (Dickens et l’adaptation littéraire ; Selig Polyscope ; W.W. Jacobs et Manning Haynes), mais revisite également certains classiques ou des films qui, le cas échéant, pourraient en faire partie, au gré des restaurations effectuées dans les archives. Comme chaque année, le festival se devait de commencer sur une découverte majeure : ce fut le dernier Méliès retrouvé, Les Aventures de Robinson Crusoé (1902). Au fil d’une vingtaine de « tableaux » ponctués par des effets pyrotechniques et des surimpressions, le mage de Montreuil y prête ses traits avec sa gouaille habituelle au célèbre naufragé. Le film est méticuleusement colorié à la main. Pour apprécier le travail de l’artiste inconnu qui a réalisé cette merveille, il faut imaginer comment le minuscule perroquet de Robinson a pu être doté d’un éclat bicolore sur la surface d’une image 35 mm.

Erik Skjold Petersen (John Chivery) et Karina Bell (Amy Dorrit) dans « Little Dorrit »

Charles Dickens, père du scénario
Selon imdb.com, Charles Dickens, quand bien même il mourut un quart de siècle avant l’avènement du cinéma, a inspiré pas moins de 331 films, dont près de 100 muets. Victor Hugo n’arrive même pas à la moitié. Griffith et Eisenstein trouvaient dans les méthodes narratives de Dickens les principes fondamentaux de la narration cinématographique. La célébration du bicentenaire de la naissance de Dickens s’imposait donc comme une occasion unique de vérifier cette assertion. Deux tiers des adaptations muettes sont considérés comme perdus. Le tiers restant a été réuni à Pordenone. Le plus vieux de ces films a 111 ans : The Death of Poor Joe (George Albert Smith, GB 1901) – Joe est le balayeur de rue de Bleak House - dure à peine une minute. Dickens fut adapté partout en Europe, mais en dehors des productions anglo-saxonnes, les seules réputées sont celles de la Nordisk danoise : Lille Dorrit / Little Dorrit (DK 1924) de A.W. Sandberg, admirablement monté et joué, affiche un sens de l’époque très juste et essaie vaillamment de créer un récit compréhensible et clair à partir des dédales et des complexités du roman, en sacrifiant bien sûr bon nombre de personnages. Le script se concentre entièrement sur le ménage Clennam et la famille Dorrit, accentuant les aspects plus dramatiques et romantiques au détriment de la critique sociale (comme ce fut aussi le cas p.ex. pour Bleak House (GB 1920) de Maurice Elvey). Frederik Jensen incarne William Dorrit enfermé à Marshalsea (la prison des débiteurs, dont il se prend pour le roi) avec toute la gestuelle et les tics décrits par Dickens. Le fils du geôlier, John Chivery, amoureux fou d’Amy Dorrit, est une figure « timburtonienne » de soupirant courbé et souffreteux. Les épitaphes qu’il imagine pour sa tombe sont hilarantes au possible. En vain : Amy finira par épouser Arthur Clennam, qui a réussi à faire libérer son futur beau-père. La compagne d’Amy, Maggy, âme d’enfant dans un corps d’adulte, est une autre source de touche comique. Toujours présentes dans les romans de Dickens, ces touches ont tendance à être négligées par les adaptations. A l’exception, bien sûr, des épisodes tirés des pérégrinations de Samuel Pickwick. Dans The Pickwick Papers (Larry Trimble, GB/US 1913), John Bunny, le comédien américain rondouillard, aux allures de Humpty Dumpty, livre une incarnation parfaite du crédule et maladroit Pickwick. Le squelettique Arthur Ricketts invente un Mr. Jingle aux courbettes démesurément allongées. La cocasserie atteint son comble lorsque Pickwick se retrouve enfermé dans une armoire remplie de lingerie féminine.

John Bunny dans « The Pickwick Papers » (1913)

Dans les adaptations d‘Oliver Twist, en revanche, le seul élément comique est normalement réservé à la description du jeune Artful Dodger, le pickpocket qui recrute Oliver pour la bande de Fagin. Oliver Twist (US 1922) de Frank Lloyd essaie pourtant d’alléger le côté noir et dur du roman par le choix même du comédien. Le petit Jackie Coogan garde en fait le personnage qu’il incarnait dans The Kid (1921), espiègle et débrouillard. A plusieurs reprises, il échappe au danger et aux punitions en se sauvant, comme dans le film de Chaplin, faisant même mine de faire partie intégrante d’un spectacle de guignol. Quand il demande un supplément de nourriture à l’hospice, le ton est plus comique que menaçant. Fagin, tel qu’il est joué par Lon Chaney, a quelque chose de très humain et protecteur lorsqu’il apprend à Oliver la mécanique du détroussement et devient carrément comique lorsque Oliver l’imite devant son père adoptif. Nancy et Betsy ne sont pas présentées comme des prostituées de bas étage, mais magnifiées comme des stars de cinéma. La seule scène violente est le meurtre de Nancy. Le ton n’est donc pas le même que dans le roman ou dans les films de David Lean (1948) ou de Roman Polanski (2005), mais pour ce qui est du charme, Frank Lloyd est le grand gagnant. Oliver Twist (Thomas Bentley, GB 1912) racontait déjà la même chose avec une demi-heure de moins : le film a un côté « énergique » indéniable. Mais le personnage d’Oliver y était la petite chose larmoyante et passive du roman. Pas étonnant que le rôle fût confié à la petite Ivy Millais. Comme souvent à cette époque, tant au théâtre qu’au cinéma, les rôles de pages ou de jouvenceaux impubères étaient tenus par des filles : les parties gênantes étaient plus facilement camouflables.

Jackie Coogan dans « Oliver Twist » de Frank Lloyd

La compagnie américaine Thanhouser, productrice d’un millier de films entre 1910 et 1917, se lança dans plusieurs adaptations de Dickens à l’approche du centenaire de sa naissance. The Old Curiosity Shop (Barry O’Neill, 1911) raconte en 12 minutes le calvaire de la petite Nell qui prend soin de son grand-père, endetté par le jeu. Le musée de cire dans lequel ils trouvent un emploi éphémère, est particulièrement réaliste, parce que les statues sont des acteurs vivants. Quant à la petite Marie Eline (117 titres en 5 ans), elle est d’un naturel qui vous va droit au cœur. Nicholas Nickleby (George O. Nicholls, 1912) réussit à distiller (en 30 minutes) de manière claire le progrès du héros dans un monde brutal et sans états d’âme, où sa compassion pour les autres finit par l’emporter sur l’avarice. Thanhouser ou l’excellence du scénario.

Neuf films furent réalisés à l’époque du muet autour du plus populaire des contes de Noël, A Christmas Carol, qui raconte la conversion de l’avare Scrooge après la visite de trois fantômes dans la nuit de Noël. Des trois versions que nous vîmes à Pordenone, la moins satisfaisante est Scrooge (Leedham Bantock, GB 1910) qui pèche sur quatre points : l’interprétation de Seymour Hicks, qui a plus l’air d’un clochard dépenaillé que d’un riche avare et qui charge son jeu de minauderies insupportables, fort des 2000 représentations qu’il en a données sur scène ; l’incurie de la mise en scène : Scrooge consulte son registre assis sur un banc public enneigé ; la pauvreté d’inspiration : c’est le même acteur qui joue Marley et les trois fantômes ; le casting : Tiny Tim est beaucoup trop grand. Le Scrooge le plus convaincant, une espèce de vieillard acariâtre et maigre avec les jambes en fuseau, est offert par Marc McDermott dans A Christmas Carol (US 1910) de J. Searle Dawley, déjà réalisateur du premier Frankenstein (1910). Le même fantôme s’occupe des Noëls passé, présent et futur, mais Tiny Tim a la stature requise. Dans A Christmas Carol (Harold Shaw, GB 1914), chaque fantôme a enfin droit à son propre interprète.

L’histoire la plus romantique que Dickens ait écrite est à mon sens A Tale of Two Cities, qui contient la plus éclatante des preuves d’amour : un avocat anglais alcoolique, Sydney Carton, qui se considère comme indigne de la femme qu’il vénère, lui fait cadeau de sa vie en échangeant la sienne avec celle de l’aristo français Charles Darnay, qu’elle aime et qui est promis à la guillotine sous la Terreur. Il va sans dire que le stratagème peut uniquement réussir s’il y a une forte ressemblance entre les deux hommes. Le comble, c’est que l’Anglais est le défenseur du Français devant le tribunal révolutionnaire, et que tout le monde peut se rendre compte de leur ressemblance, ce qui accentue le suspense dans la partie cruciale. Le casting est donc primordial. Le plus simple est la solution choisie par l’Ecossais Frank Lloyd (décidément un cinéaste à approfondir) pour A Tale of Two Cities (US 1917) : William Farnum, au physique wellesien, incarne les deux rôles, une chevelure hirsute et un air débraillé distinguant l’Anglais popu du Français aristo. L’acteur occupant le même plan en deux exemplaires lors de la séquence de l’échange, il fallait pratiquer la photographie à double exposition. Cet effet spécial est complètement imperceptible, et la complexité psychologique de la caractérisation s’en trouve rehaussée. Une fois l’échange effectué, le montage parallèle, entre la fuite des amoureux vers l’Angleterre et l’acheminement du faux marquis vers la Place de la Révolution et l’immortalité, s’emballe et se clôt sur une des plus belles phrases terminales de la littérature anglaise : « It is a far, far better thing that I do, than I have ever done ; it is a far, far better rest that I go to, than I have ever known ».

John Martin-Harvey dans « The Only Way »

The Only Way (Herbert Wilcox, GB 1925), une transposition nettement plus terne de la même histoire, devait être le dernier long métrage muet basé sur Dickens. L’avocat et son client y sont incarnés par deux acteurs différents, qui, regardés de près, ne se ressemblent pas tellement. Le clou du film est le long plaidoyer enflammé que John Martin-Harvey (Carton) donne à la Conciergerie, occasionnant force intertitres, effets de manche, de chapeau et de sourcils. Pas étonnant, puisque l’acteur s’est identifié à ce rôle qu’il a joué 7000 fois au théâtre entre 1899 et 1939.
Bonnes fêtes

Raymond Scholer