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Le cinéma au jour le jour
Cine Die- avril 2010

Commentaires sur quelques films qui ont marqué la dernière Berlinale.

Article mis en ligne le avril 2010
dernière modification le 29 janvier 2012

par Raymond SCHOLER

D’ordinaire, à la fin d’une Berlinale, je pouvais compter sur un ou deux films qui se retrouveraient parmi ma douzaine préférée de l’année : cette fois, rien n’est moins sûr. Rien ne m’a tourneboulé comme There Will be Blood (en 2008) ou In the Electric Mist (en 2009). Sauf peut-être The Ghost Writer… Pourtant, le festival a rarement été de si bonne tenue. Pas de daube, du moins pas en compétition. C‘était un festival sérieux. Même les comédies étaient sérieuses.

Compétition

Ann Marie Guilbert et Sarah Steele dans « Please Give »

Please Give (Nicole Holofcener, Etats-Unis) met en scène un couple de chacals du mobilier : Catherine Keener et Oliver Platt achètent à bas prix des meubles des années cinquante lors de liquidations de successions et les revendent à Greenwich Village dans leur magasin vintage avec une belle marge de profit, mais sans valeur ajoutée. Ce qui provoque chez Madame des crises de culpablilté qui lui font faire aux SDF de son quartier des cadeaux constants et beaucoup trop importants aux yeux de sa fille. Celle-ci, ado boutonneuse qui se trouve moche (au point de venir à table le visage caché sous un slip) et mal fringuée, ne comprend en effet pas pourquoi elle ne pourrait pas avoir droit à des jeans plus chers qui la mettraient mieux en valeur. Alors que sa mère n’y voit que des extravagances matérialistes. Mine de rien, cette comédie fort drôle interroge les limites de la consommation dans un monde où il faudra affronter de plus en plus de démunis.

« A woman, a gun and a noodle shop »

Le 16e long métrage de Zhang Yimou est aussi sa première comédie : A Woman, A Gun and A Noodle Shop est en fait le remake du premier film des frères Coen, Blood Simple (1984). L’action a été déplacée du Texas vers la région désertique autour du col de Jiayu à l’extrême ouest de la Grande Muraille à une époque où canons et armes de poing sont encore importés par les marchands persans. Les personnages uniformément repoussants des Coen ont fait place à deux catégories : d’un côté, les vilains qui méritent leur sort (le vieux marchand de nouilles qui maltraite sa femme et le policier mutique qu’il engage pour la tuer en compagnie de son amant présumé, mais qui liquide le marchand à leur place pour mettre le grappin sur son magot) et, de l’autre, l’épouse et la valetaille timorée qui échapperont au pire. Ces derniers bougent et grimacent comme dans une farce du jingxi, leurs vêtements aux coloris très variés produisant une grisante succession de compositions chromatiques qui revendiquent per se le droit à l’indulgence. De plus, les lieux même du tournage, avec leurs rochers escarpés et leurs vallons arides, se prêtent à satiété à des expositions sublimes dont Zhang ne se prive pas. Si le muscle zygomatique se met à fatiguer, on pourra donc toujours se reposer sur le nerf optique.

« Der Räuber » de Benjamin Heisenberg

Un autre film qui assume pleinement son appartenance au genre policier, tout en volatilisant tous les codes, fut Der Räuber (Benjamin Heisenberg, Autriche-Allemagne). Andreas Lust y campe un sportif de pointe aux multiples talents : à la fois coureur de marathon émérite et cambrioleur de banque en série, Johann est d’une sobriété et d’une efficacité remarquables. Il mesure sa fréquence cardiaque et son métabolisme pendant ses courses d’entraînement comme pendant ses expéditions de braquage. Endurant au maximum, il arrive à se faire plusieurs banques en une seule fois. C’est un drogué aux endorphines. On ne sait pas s’il s’est initialement entraîné à courir pour échapper aux gendarmes ou s’il a commencé à braquer les banques pour le shoot d’adrénaline. Course et braquages sont simplement les deux versants d’une même activité, une fuite éperdue en avant en quête d’une hypothétique liberté. La dernière demi-heure du film, où il réussit à s’échapper d’un poste de police pour quitter la ville, passer à travers la nasse d’un filet nocturne qui couvre tous les environs avant de s’introduire chez un petit vieux au petit matin pour lui extorquer les clefs de sa voiture, est une merveille de mise en scène. Hélas, le petit vieux lui porte en passant un petit coup de canif de rien du tout, mais judicieusement placé. Johann atteindra la fin de sa course sur une aire d’autoroute, tout seul et libre, mais exsangue.

Allen Ginsberg (James Franco) dans « Howl »

Howl est un poème écrit par Allen Ginsberg pour un recueil publié par Lawrence Ferlinghetti et fait partie comme On the Road de Kerouac ou Naked Lunch de William S. Burroughs des œuvres phares de la Beat Generation. Or, à sa parution, le poème était considéré comme obscène et Ferlinghetti fut mis derrière les barreaux. À cause essentiellement d’une phrase comme « who let themselves be fucked in the ass by saintly motorcyclists, and screamed with joy » et de maintes références à des drogues illicites et des pratiques sexuelles, ce poème donna lieu à un procès en 1957 à San Francisco qui se termina par sa réhabilitation complète. Le film homonyme de Robert Epstein et Jeffrey Friedman relate le déroulement de ce procès, en même temps qu’Allen Ginsberg (joué par James Franco) nous parle de sa vie et déclame par tranches le poème, illustré magistralement par des éléments de dessin animé créés par Eric Drooker, lui-même autrefois collaborateur de Ginsberg. Procès-charnière dans la révolution anti-censure, celui-ci sera suivi 3 ans plus tard par celui de Lady Chatterley’ s Lover. A peine cinquante ans nous en séparent et nous avons de la peine à garder le sérieux devant l’argumentaire des opposants à la liberté d’expression, mais le film est d’autant plus important que les signes avant-coureurs d’un nouvel obscurantisme se font de plus en plus nombreux.

Harlan, Goebbels et Marian dans « Jud Süss, Film ohne Gewissen »

Jud Süss – Film ohne Gewissen (Oskar Roehler, Allemagne-Autriche) s’intéresse à une autre sorte de procès, celui, implicite, qu’on a fait, dans la foulée de la dénazification, à tous ceux impliqués dans la fabrication de ce monument de l’antisémitisme que fut Jud Süss (1940) de Veit Harlan. Contrairement à Veit Harlan, qui ne fut jamais condamné, alors qu’il avait fait des pieds et des mains pour que Goebbels lui confiât la réalisation, Ferdinand Marian n’accepta qu’après âpre lutte la tâche d’incarner le personnage principal. Il réussit, en dépit d’un scénario tendancieux au possible, à livrer un portrait d’une humanité nuancée et convaincante (que le jeune Michelangelo Antonioni apprécia fortement dans sa critique du film lors du festival de Venise), mais est toujours considéré comme un pestiféré. Il ne se pardonna jamais ce rôle qui fut le plus important de sa vie, mais que les nazis utilisaient à des fins de propagande, glissa dans l’alcoolisme et mourut dans un accident de voiture mal élucidé en 1946. En se basant sur une biographie de Marian publiée en 2000 par Friedrich Knilli, le film de Roehler essaie de montrer l’acteur comme une figure tragique détruite à petit feu par ses remords, une victime de l’Histoire plutôt qu’un co-auteur de l’Holocauste comme l’était sans aucun doute Harlan, mais ce faisant il introduit - pour des raisons purement dramatiques - des éléments biographiques faux : il affuble Marian d’une femme d’ascendance juive et lui fait protéger un collègue juif devant la Gestapo. Le film fut donc sifflé par la critique allemande qui ne tolère pas la moindre déviation par rapport à la vérité quand il s’agit de l’époque nazie. Pourtant le film capte bien l’esprit de l’époque et les différentes figures historiques sont incarnées par des acteurs époustouflants, parmi lesquels il convient de féliciter Tobias Moretti pour sa ressemblance frappante avec Marian, Moritz Bleibtreu pour avoir osé faire ressortir le côté cabotin de Goebbels et Justus von Dohnanyi pour ruisseler d’onctuosité servile et perfide comme il sied à Harlan.

« Caterpillar » de Koji Wakamatsu

Nous restons dans le contexte de la deuxième guerre mondiale avec le film du Japonais Koji Wakamatsu, Caterpillar. La chenille du titre s’explique par le fait que le personnage principal, le lieutenant Kurokawa, est rentré du théâtre des opérations chinois bardé de décorations, mais sans bras ni jambes, la moitié du crâne atrocement brûlé, tympan et cordes vocales aux abonnés absents. Véritable dieu de la guerre vivant, il est exhibé aux villageois pour leur rappeler la grandeur des sacrifices que l’Empereur attend d’eux. A son épouse incombe la tâche de le soigner et de le promener dans son uniforme d’apparat. C’est le minimum qu’on attend d’une femme d’officier. Les échanges du couple se limitent aux activités dont le mari est encore capable dans une certaine mesure : ingestion, déjection, fornication. Le sentiment d’impuissance entraîne les deux côtés à des actes humiliants, la haine s’installe. Dans les moments érotiques, le mari est obsédé par les viols et étripages de femmes qu’il a perpétrés en Chine. Rares sont les films japonais qui mettent aussi clairement les points sur les i. Le code d’honneur du samouraï en prend pour son grade. A un moment donné, l’épouse détruit de rage les coupures de journal, médailles et autres souvenirs qui ornent la paroi domiciliaire de l’honneur, mais elle ne touche pas au portrait du tenno. Chaque révolution en son temps ! Quand arrive la nouvelle de la reddition du pays, la femme, occupée aux champs, esquisse un sourire en direction du soleil, tandis que la chenillle rampe vers l’étang pour s’y noyer.

« Na Putu » de Jasmila Zbanic

Na Putu (Bosnie-Herzégovine) de la Sarajévienne Jasmila Zbanic lance un cri d’alarme contre les dangers confessionnels qui guettent la société civile bosniaque, à peine remise d’une guerre de religion, et par extension, toute société exposée à des mouvements intégristes. Luna et Amar forment un couple séculier qui rêve d’avoir un enfant. Amar, alcoolique, perd son emploi d’aiguilleur du ciel. Il accepte l’offre d’un travail d’informatique dans une communauté wahhabite retirée dans la montagne. Hommes et femmes y vivent strictement séparés, sous surveillance permanente. Luna ne voit pas son compagnon pendant des semaines. Quand elle lui rend visite, elle constate qu’il a été happé par les fous de Dieu. Il ne veut plus la toucher avant d’avoir été marié devant Allah. Quand se rouvrent de surcroît les blessures de son passé marqué par la guerre, Luna ne pense pas qu’elle va pouvoir rester auprès d’un illuminé, voire porter son enfant. Trop direct dans son discours, le film n’avait aucune chance de se retrouver parmi les primés.

La suite au mois prochain

Raymond Scholer