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Le cinéma au jour le jour
Cine Die - avril 2007

Festival International de Berlin, première partie.

Article mis en ligne le avril 2007
dernière modification le 22 février 2012

par Raymond SCHOLER

L’art d’apprêter les navets
Selon les habitués de la Berlinale, la compétition offrait cette année des signes de relâchement : comment expliquer en effet la présence de daubes comme Bordertown (Gregory Nava) ou When a Man Falls in the Forest (Ryan Eslinger) ? Dans le premier, un sujet très grave, les assassinats impunis – on les estime à des centaines, voire des milliers - de jeunes femmes pratiqués depuis les années 90 autour de la ville mexicaine frontière de Juarez, a été passé à la moulinette hollywoodienne pour obtenir un film formaté sur mesure pour la star Jennifer Lopez. Celle-ci incarne une journaliste de choc de Chicago qui va jusqu’à se couler dans l’existence d’une de ces ouvrières sous-payées utilisées par les maquiladoras de l’électronique, parmi lesquelles on compte l’essentiel des victimes. On pourrait rebaptiser le film “Blood Computers”. En dehors de la franche stupidité de certains dialogues et actions, il faut avouer que, quelque sincères et louables que soient les efforts dramatiques de JayLo, ils tombent constamment à plat. Plus elle y met la gomme, plus la salle croule sous les rires.

« When a Man Falls in the Forest » de Ryan Eslinger

Sharon Stone, de son côté, n’a pas eu droit à des lazzis. Pourtant, son portrait de l’épouse que l’ennui matrimonial pousse à la kleptomanie dans le film d’Eslinger, n’est pas moins creux. Entre moues boudeuses et minauderies, Stone peine à trouver une expression naturelle. Sans doute, son personnage était-il aussi mal défini que les enjeux du scénario qui ressert les poncifs qu’on aime à prendre au sérieux dans des festivals comme Sundance dès qu’il est question d’aliénation ou de spleen de civilisation.

Le retour du printemps de Prague
Les deux meilleurs films de la compétition que j’aie vus ne sont pas ceux qui ont raflé les prix. Moi qui ai Servi le Roi d’Angleterre est le premier long métrage de Jiri Menzel depuis 1994 et a seulement eu droit au prix FIPRESCI. Le jury a peut-être tenu compte du fait que Menzel, un des principaux cinéastes de la Nouvelle Vague Tchèque, avait déjà obtenu l’Ours d’Or en 1990 pour Alouettes sur le fil, film réalisé en...1969 : les bobines de cette satire acerbe de la morale socialiste du travail avaient en effet été confisquées par l’Etat et libérées seulement après la chute du régime communiste. Se basant, pour la sixième fois dans sa carrière, sur les écrits de Bohumil Hrabal, Menzel prouve qu’il n’a rien perdu de sa verve légendaire. Le thème général est celui de l’acquisition de la sagesse.

« Moi qui ai Servi le Roi d’Angleterre » de Jiri Menzel
© CTV International

Un vieil homme, fraîchement sorti de prison, passe sa vie en revue. De petite taille, Dite a tôt fait de découvrir qu’il n’y a rien de plus important que l’argent et le plaisir des femmes. Engagé comme garçon de café, il monte rapidement en grade par les petits services qu’il rend et les imprévus du destin dont il sait profiter. Ainsi, lorsque le minuscule empereur d’Abyssinie veut décorer un serveur méritant, le seul qui se trouve être à son niveau est le petit Dite qui gardera dorénavant jalousement l’immense médaille. Lorsqu’il rencontre enfin une jeune fille à sa taille, il s’agit d’une Sudète dont il empêche le viol par des nationalistes tchèques et qui vénère le portrait d’Hitler pendant leurs ébats amoureux ! Qu’à cela ne tienne, il l’épouse quand même ! Sa femme s’engage dans les auxiliaires de la Wehrmacht, pendant que lui, fondamentalement apolitique, sert les dames de race pure qui seront les mères des Aryens futurs dans un centre du Lebensborn. L’épouse profite à l’Est pour mettre la main sur les collections de timbres rares des Juifs polonais dont son mari héritera. De sorte que Dite, après la guerre, peut réaliser son rêve, devenir millionnaire et directeur d’un hôtel de luxe. Hélas, les communistes ne sont pas loin et abolissent la propriété privée. Avec les autres capitalistes, Dite fait pénitence dans les prisons staliniennes. Quand il sort dans les années soixante, on le laisse retaper une auberge tombée en ruines dans la région précédemment germanophone : recommençant à zéro, il apprend que le vrai bonheur consiste peut-être à se contenter d’un bonne bière et de la présence d’amis. L’acteur bulgare Ivan Barnev prête à Dite son visage de chérubin au regard bleu émerveillé, se déplaçant toujours élégamment comme sur tapis roulant et la tête bien dressée. L’enchantement que procure le film lui doit énormément.

Leçon d’économie
Le nazisme est également au cœur de Die Fälscher de l’Autrichien Stefan Ruzowitzky, impressionnante reconstitution de l’”entreprise Bernhard”, l’usine de fausse monnaie créée par les Allemands au camp de concentration de Sachsenhausen. Les Nazis y avaient réuni des faussaires et graveurs juifs aux talents pointus, bien connus des services de police d’avant-guerre, dans le but d’imprimer des masses de faux dollars et livres sterling pour affaiblir l’économie des Alliés. Ces artistes vivaient dans un relatif confort à quelques pas des prisonniers ordinaires destinés à la mort lente. Le conflit moral (coopération ou sabotage ?) qui les préoccupe en permanence devient de plus en plus intense à mesure que les signes avant-coureurs de la défaite allemande se précisent. Karl Marcovics, qui incarne le faussaire de génie Salomon Sorowitsch, est d’une maigreur naturelle telle que le rôle lui semble cousu sur le corps ; Devid Striesow excelle dans celui du chef de l’opération, qui prodigue sucres et punitions avec une égale délectation.

« Die Fälscher / Les faussaires » de Stefan Ruzowitzky
© Rezo Films

“Etranger, annonce aux gens de Lacédémone”
Hors concours, deux œuvres, sinon avec Nazis, du moins de guerre. La première, 300 (Zack Snyder), raconte la bataille des Thermopyles en 480 avant notre ère. On eût rêvé d’une adaptation du saisissant roman de Steven Pressfield, Gates of Fire (1998), qui envisageait le sujet sous l’optique d’un réalisme impitoyable, traitant les hoplites un peu comme des proto-Marines. Que nenni ! La culture de la bande dessinée l’a emporté : l’esthétique de Frank Miller impose de curieux fantasmes à ce qui n’a plus rien à voir avec le réel. Les décors et le bestiaire sont créés par ordinateur. On assiste à une tolkienisation de l’Histoire : Il y a un gollum (= un bossu monstrueux qui, ne trouvant pas d’engagement dans l’armée des Grecs, se mettra au service des Perses en leur indiquant les sentiers de montagne qui leur permettront de tomber dans le dos des Spartiates), il y a un orque
(= un géant écervelé que les 300 liquideront vite fait bien fait), il y a des nazgûls (= c’est la Garde impériale de Xerxès, masquée et quasi-robotique), les éléphants comme les rhinocéros mesurent plusieurs étages, mais le summum, c’est Xerxès lui-même, torse nu et arborant moult piercings et chaînettes, comme s’il sortait d’un club sado-maso. Grâce à l’enthousiasme des acteurs, Gerard Butler - alias Léonidas - en tête, au clair-obscur de l’image et aux petits ralentis à la Matrix, le film devient l’équivalent cinématographique de la Tapisserie de Bayeux, le palimpseste esthétique et complètement désincarné d’une bataille. Comme les hordes perses sont la plupart du temps enturbannées, gageons qu’il se trouvera des âmes sensibles qui accuseront le film de racisme : How the West was kept.

« Letters from Iwo Jima » de Clint Eastwood
© Collection AlloCiné

Voir le formidable Letters from Iwo Jima en présence du dernier géant du classicisme, Clint Eastwood, fait partie de ces occasions exceptionnelles qu’on peut seulement trouver dans les festivals. A cause de la programmation, dans la section Forum, de neuf films du cinéaste Kihachi Okamoto (1924-2005), le film d’Eastwood trouva fortuitement sa prolongation dans deux films de ce précurseur peu connu du nouveau cinéma japonais. Tout d’abord, Nihon no Ichiban Nagai Hi/The Longest day of Japan (1967), qui éclaire de façon exemplaire l’embrouillamini politico-militaire à Tokyo dans les 24 heures qui précédent le discours de Hirohito du 15 août 1945 annonçant la reddition du Japon. Puis Nikudan/The Human Bullet (1968), qui examine sur le mode beckettien l’attente interminable d’un soldat qui est censé se lancer avec la torpille arrimée au tonneau flottant qui lui sert d’habitacle contre un navire ennemi : 23 ans plus tard, on trouve son squelette dans son tonneau dans la Baie de Tokyo. La Mer des Tartares ?

La suite le mois prochain

Raymond Scholer