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Adieu Chahine !

Youssef Chahine est mort un dimanche de fin juillet, à 82 ans.

Article mis en ligne le 30 septembre 2008
dernière modification le 17 octobre 2008

par Rosine SCHAUTZ

Youssef Chahine est mort un dimanche de fin juillet, à 82 ans. Celui que l’on appelait Jo, rue Champollion au Caire, là où il avait ses bureaux et recevait, était né en 1926 à Alexandrie, dans une ville-monde où toutes les communautés vivaient en bonne intelligence et avec humour. Il était l’image même du levantin, un peu libanais, un peu grec, un peu syrien, mais surtout absolument cosmopolite dans tout ce qu’il faisait, aimait, filmait.

Parti très jeune aux Etats-Unis étudier l’art dramatique, il se rêvait en Hamlet (prémonition ?) (… qui voudrait supporter les flagellations, et les dédains du monde, l’injure de l’oppresseur, l’humiliation de la pauvreté, les angoisses de l’amour méprisé, les lenteurs de la loi, l’insolence du pouvoir et les rebuffades que le mérite reçoit d’hommes indignes… ? Acte III, sc.1), mais n’ayant réussi à s’imposer comme comédien, il y apprendra son futur métier de cinéaste. Omar Sharif, son ami, son compatriote et aussi ‘son’ comédien (il le fera débuter dans Le Démon du Désert, en 54, et le réemploiera en 56 dans Eaux-Noires), souligne, un peu perfide : «  Il voulait être acteur, mais il s’est aperçu qu’il bégayait un peu et n’était pas si beau, alors il s’est dit : je vais jouer à travers d’autres  ». Pourtant, dans Gare Centrale, sorti en 1958, il incarnera magistralement, c’est-à-dire au-delà de toute question ‘esthétique’, un vendeur de journaux boiteux et schizophrène, animé de vraies pulsions criminelles.

Youssef Chahine

Dans ce film, Chahine met en scène les thèmes qui seront le fil conducteur de toute son œuvre : le fétichisme (Kenaoui, le héros, découpe méticuleusement des images de beautés pulpeuses un peu nues qu’il poignarde dans sa cabane de fortune, sa baraque), le voyeurisme (il écoute fasciné une scène de ménage et de réconciliation entre deux amants) et l’éclosion des sens et des désirs physiques, sur fond, déjà, de luttes des classes et de drames humains à géométrie forcément variable.
Ainsi, plus tard, pour ‘continuer la lutte’, La Terre (1969) racontera l’histoire d’une révolte paysanne à l’époque féodale, Le Moineau (1972), la débâcle égyptienne de 1967 et la corruption caractérisée voire le pourrissement de l’Etat, ou encore Le Sixième Jour, avec Dalida en mère inspirée qui lutte avec acharnement contre une épidémie de choléra, située en 1948, et que d’aucuns lisent aussi comme métaphore politique d’un Moyen-Orient en pleines mutations.
En 1994, Chahine sort L’Emigré, film iconoclaste brossant le portrait du prophète Joseph, ce qui lui vaudra un long procès, car l’œuvre est jugée ‘blasphématoire’, puis en 1997, Le Destin, film plus philosophique, tourné en arabe classique, sur le grand (libre) penseur musulman andalou Averroès.
A noter, enfin, pour les amateurs de théâtre, que Lassalle lui avait offert de monter Caligula à la Comédie française, en 1992, et que ce fut un triomphe…
Mais, ce qui restera plus ancré dans les mémoires de ces Egyptiens du ‘dialectal’, toutes classes sociales confondues, sera peut-être son grand œuvre, sa trilogie étalée sur plus de 25 ans : Alexandrie pourquoi ? (1978), Alexandrie encore et toujours (1990), et Alexandrie-New York (2004), avec comme talisman le nom de cette ville, sa ville.
Car, si Jo nous manquera très concrètement, là, dès demain, c’est surtout pour cette alexandrinité qu’il portait et qui le portait, une manière d’être au monde, qui le faisait crier brutalement des mots doux, jurer en éclatant de rire, fumer encore et toujours en parlant trois langues à la fois, dans un désordre merveilleux ; alexandrinité qui le poussait aussi à tourner en dérision et en provocations constantes et toujours spontanées la bêtise humaine, à traquer la standardisation des idées, à moquer le monde moderne tel qu’il va, et bien sûr à démasquer la paresse intellectuelle de ses interlocuteurs.

Adieu Chahine !

Rosine Schautz